J.-B. Oudry
1686 – 1755
Jean-Baptiste Oudry (1686-1755),
un artiste presque oublié de l’historiographie
Dans le catalogue de la rétrospective Oudry en 1982, Hal Opperman s’étonnait du peu d’études et de publications consacrées à l’artiste :
« La bibliographie d’Oudry ne représenterait que le dixième de celle qui existe sur Chardin. La majeure partie est formée d’informations plutôt que d’études critiques ou stylistiques. Les travaux sur l’art d’Oudry en sont encore à leurs balbutiements [1]. »
Il est vrai qu’hormis les deux publications issues des thèses de Jean Locquin en 1912 [2] et de Hal Opperman en 1977 [3], aucune étude récente n’a embrassé l’ensemble de la carrière et de la production de J.-B. Oudry. Pourtant, il serait abusif de conclure à une indifférence des historiens de l’art pour le peintre. Son œuvre a suscité un certain nombre de travaux, mais qui se sont concentrés sur un aspect particulier de la carrière de l’artiste. Notamment, les deux expositions au château de Fontainebleau en 2003 et au Getty Museum en 2007 ont été dédiées à la peinture animalière d’Oudry [4]. Par ailleurs, Anne Perrin-Khelissa a consacré un article à son enseignement académique et sa mise en pratique dans les tableaux exposés au Salon [5]. La réédition de ses conférences en 2015 au sein de l’édition critique et annotée des Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture [6], ainsi que les travaux menés par Alan Phenix, offrent une meilleure visibilité de ses recherches picturales et de ses qualités pédagogiques [7]. La récente thèse de doctorat d’Élodie Pradier éclaire la production du peintre pour les manufactures des Gobelins et de Beauvais. Les productions de Beauvais s’adressent aux aristocrates et aux bourgeois, alors que celles des Gobelins sont réservées au roi [8]. L’auteur insiste notamment sur l’impact que peut avoir la destination des œuvres sur le plan économique et artistique.
Toutefois, en retraçant la carrière de Jean-Baptiste Oudry, on est frappé par l’exemplarité de son parcours : outre l’importance et la diversité de sa production, il cumule un nombre important de fonctions.
Un parcours exemplaire. Une reconnaissance de son vivant
Fils du peintre et marchand Jacques Oudry, directeur de l’Académie de Saint-Luc et marchand d’art sur le pont Notre-Dame, Jean-Baptiste Oudry réalise son premier apprentissage auprès de son père, avant d’entrer en 1705 dans l’atelier de Nicolas de Largillière. Dans les mêmes années, il est inscrit à l’Académie de Saint-Luc [9].
À l’instar de son maître, il exécute nombre de portraits dans les premières années de sa carrière. Largillière lui aurait pourtant conseillé de se consacrer exclusivement à la peinture des animaux et des fruits [10]. En juillet 1717, il est nommé professeur titulaire à l’Académie de Saint-Luc ; au même moment, il est invité à la cour de Saint-Pétersbourg [11]. La même année, il se présente à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture. Il y est agréé, probablement grâce à la réalisation d’une Adoration des Mages (église Saint-Georges, Villeneuve Saint-Georges), avant d’être reçu en 1719, avec une allégorie de l’Abondance avec ses attributs (huile sur toile, 248 x 136 cm, Versailles, Musée national du château) [12].
Au début des années 1720, il expose à plusieurs reprises au Salon de la Jeunesse, qui se tient place Dauphine. En juin 1722, l’auteur du Mercure de France mentionne ses sujets floraux et animaliers comme particulièrement remarquables. En 1725, le compte rendu du Mercure consacre un long commentaire à ses œuvres, et insiste sur le fait qu’elles remportent un vif succès auprès du public [13]. Considéré comme la « coqueluche [14] » des expositions de la place Dauphine, Oudry suscite des critiques très enthousiastes chaque fois qu’il expose au Salon du Louvre. En 1741 par exemple, l’auteur de la Lettre à Monsieur de Poisseron décrit trois natures mortes du peintre qu’il juge exceptionnelles et dont il note les qualités illusionnistes :
« L’art ne saurait rien produire de plus trompeur. On y sent le liquide et la transparence de l’eau, aussi bien que le rayon de lumière, qui […] produit un certain brillant lisse, qu’il est peut-être aisé de rendre passablement, mais qu’il est impossible d’imiter au point qu’il l’est ici. […] Un troisième morceau bien frappant est la représentation d’une Tête bizarre de cerf pris par le Roy le 5 juillet dernier. Je ne crois pas qu’il y ait jamais rien de mieux en ce monde. Le bois de cerf est à prendre à la main. Il paraît posé contre des planches qui sont si trompeuses, qu’on ne saurait se défendre de croire que le peintre a travaillé sur des ais ajustés ensemble […] ces trois morceaux sont de M. Oudry, et cela vaut, je crois, tous les éloges du monde [15]. »
Alors qu’il acquiert une reconnaissance académique et critique très tôt, il parvient parallèlement à se constituer une solide clientèle de mécènes et d’amateurs. Par l’intermédiaire de son ami le peintre et miniaturiste Jean-Baptiste Massé, il fait la connaissance de Henri Camille, Marquis de Beringhen, Premier Écuyer de Louis XV, dont il réalise le portrait en 1722 (huile sur toile, 147 x 114 cm, Washington, National Gallery of Art). En outre, il est présenté à Louis Fagon, Intendant des Finances, qui passe plusieurs commandes au jeune artiste pour décorer le château de Voré [16] ainsi que sa demeure de Fontenay-aux-Roses. C’est lui qui introduit Oudry à la Manufacture royale de tapisserie de Beauvais en 1726, et qui le propose comme directeur huit ans plus tard. Ces deux rencontres sont décisives pour l’artiste : non seulement ce sont deux fidèles mécènes, mais ils lui permettent d’approcher le premier cercle du roi.
Si J.-B. Oudry se distingue par sa capacité à se construire un réseau de protecteurs et de clients issus de l’entourage royal, il se construit également une clientèle issue de la noblesse étrangère. La collection constituée par les ducs de Mecklembourg-Schwerin est aujourd’hui bien connue, mise en lumière par plusieurs expositions récentes [17]. Il semblerait que l’initiative de la relation entre Oudry et ses commanditaires revienne à l’artiste : en 1732, il aurait proposé au duc Christian Ludwig II de Mecklembourg une liste de vingt-neuf tableaux [18]. Même si cette démarche ne suscite aucun achat immédiat, le duc commande finalement quatre tableaux à Oudry, dont deux répliques des tableaux qu’il vient de réaliser pour le margrave Carl Wilhelm Friedrich, pour décorer sa résidence d’Ansbach [19]. Cette première commande marque le début de vingt ans d’échanges entre Oudry et le duc Christian Ludwig II. Les deux hommes entretiennent en effet une correspondance régulière entre 1730 et 1750. Les premières lettres envoyées par le duc indiquent que le commanditaire a une idée très précise des sujets qu’il souhaite voir traiter [20].
Friedrich, le fils héritier du duc, réalise plusieurs voyages à Paris, en 1738-1739 et en 1750. Ces séjours participent à instaurer une relation de confiance entre Oudry et Friedrich : le peintre s’offre comme guide culturel du prince lors de son premier séjour en 1738 et réalise son portrait – alors même qu’il ne s’agit pas de son genre de prédilection et qu’il ne le pratique plus depuis les années 1720. En 1750, Oudry propose au duc Christian Ludwig une série de quinze tableaux figurant les animaux de la Ménagerie de Versailles. Le duc se montre désireux d’en acquérir treize ; l’achat est entériné lors du second voyage du prince héritier à Paris, durant l’été 1750. Ce dernier assure son père de la qualité des œuvres proposées et achète en outre un tableau supplémentaire.
Au début des années 1750, le contenu des lettres trahit l’étroitesse des liens entre le peintre et le duc Christian Ludwig. Ce dernier s’en remet désormais à Oudry pour le choix des tableaux, et lui demande son expertise pour l’achat d’autres objets d’art [21]. La vente après le décès de l’artiste en 1755 permet au duc d’enrichir sa collection par des œuvres de jeunesse et des dessins d’Oudry. Il achète ainsi dix-huit tableaux et plus d’une dizaine de feuillets dessinés.
L’important ensemble d’œuvres d’Oudry au château de Schwerin retrace les liens qui ont uni l’artiste aux ducs. De la même manière, la collection de quatorze toiles et de douze dessins d’Oudry au Nationalmuseum de Stockholm témoigne des relations qu’il établit avec la cour de Suède. En 1735, Oudry adresse une liste d’œuvres à Stockholm, susceptibles d’orner les appartements royaux [22]. En 1739, il fait la connaissance de Carl Gustaf Tessin, ambassadeur de Suède à Paris. Tessin assure le rôle de mandataire et choisit onze tableaux figurant sur la liste avant de les envoyer à Stockholm. En plus des achats pour le compte du roi de Suède, il acquiert de nombreux tableaux et dessins pour sa collection personnelle. L’amitié de Tessin pour Oudry joue un rôle primordial dans la carrière de l’artiste. L’ambassadeur de Suède recommande également le peintre à Christian VI de Danemark, afin de réaliser des dessus de porte pour le château de Christiansborg [23].
Outre ces importants commanditaires, d’autres amateurs font appel à ses talents. Il réalise des tableaux pour d’éminents connaisseurs comme Jean de Jullienne, La Live de Jully et le prince de Conti [24], ou encore pour des financiers comme Samuel-Jacques Bernard, désireux de décorer son hôtel particulier [25].
Un artiste aux multiples fonctions
Néanmoins, les commandes les plus importantes et les plus nombreuses émanent de l’administration royale. En 1724, Oudry reçoit sa première commande de la Direction des Bâtiments du Roi, pour un tableau représentant Méléagre et Atalante chassant au sanglier, destinés aux appartements de l’hôtel du Grand-Maître à Versailles [26].
La fin des années 1720 est marquée par une effervescence dans la carrière de l’artiste. En 1726, sur proposition de Fagon, il est nommé peintre pour la Manufacture royale de tapisseries de Beauvais. La même année, vingt-six tableaux de son atelier sont transportés à Versailles et sont présentés dans les appartements royaux pour le plaisir du jeune roi, de son épouse et des membres de sa cour [27]. En 1728, il est invité à suivre les chasses royales et à préparer un tableau monumental, Louis XV chassant le cerf dans la forêt de Saint-Germain (1730, huile sur toile, 211 x 387 cm, Toulouse, Musée des Augustins). En 1729, il commence à peindre d’après nature les animaux de la Ménagerie de Versailles, notamment afin d’orner le cabinet des oiseaux à Versailles. Pendant une quinzaine d’années, il réalise principalement des portraits de félins, d’oiseaux exotiques et de cervidés. Nombre de tableaux qu’il a peint à partir de l’observation des animaux exotiques de la Ménagerie, entre 1739 et 1745, sont exécutés à la demande de François Gigot de la Peyronie, premier chirurgien du roi. À son décès en 1747, ce dernier n’a pas rémunéré l’artiste pour ses œuvres. Pour cette raison, en 1750, le peintre les propose au duc Christian Ludwig II de Mecklembourg [28].
Enfin, Oudry est chargé de réaliser les célèbres portraits des chiens favoris de Louis XV, prévus pour orner les appartements du roi à Compiègne [29]. Chaque portrait regroupe un ou deux chiens, saisis devant un décor naturel verdoyant. Sous chaque animal, le nom est annoté en lettres capitales dorées.
En 1734, alors qu’Oudry prend la codirection de la Manufacture de Beauvais avec Nicolas Besnier, il reçoit une ambitieuse commande de neuf cartons de tapisseries figurant les chasses royales. À partir de cette date, il occupe un logement à Beauvais. Selon une lettre adressée par Oudry au duc de Mecklembourg, cette importante commande ne lui laisse pas de répit [30]. Les cartons ne sont achevés qu’en 1746. Les tapisseries sont d’abord destinées à Compiègne devant compléter le décor de dessus de porte peint par Oudry. En 1748, il est nommé Inspecteur en chef des Gobelins. Pourtant, lors de ses rares heures perdues, Oudry parvient à réaliser la suite des illustrations pour les Fables de la Fontaine. Entre 1737 et 1753, il est présent à chaque Salon et envoie en moyenne une dizaine de tableaux, souvent accompagnés de dessins.
Il est également sollicité à plusieurs reprises pour peindre les décors d’appartements des demeures royales. Parmi ces commandes, les trois ensembles réalisés entre 1749 et 1752 marquent un tournant dans la carrière d’Oudry. En 1747, la Direction des Bâtiments lui demande des tableaux pour la décoration des nouveaux appartements de la Dauphine Marie-Josèphe de Saxe. Il exécute quatre dessus de porte sur le thème des Quatre saisons. En 1749, la reine Marie Leszczynska souhaite cinq peintures pour décorer un cabinet sans fenêtre, faisant office de passage entre son cabinet intérieur et la salle à manger du roi. Tournehem, le directeur des Bâtiments du roi, pense d’abord à Boucher ou à Oudry pour cette commande. Pierre, soutenu par Cochin, réalise toutefois une première version, qui déplait à la reine. Oudry peint finalement cinq tableaux sur le thème des cinq sens, retenus pour décorer le cabinet. Enfin, en 1752, les quatre dessus de porte peints pour les appartements de Madame Adélaïde viennent clore l’ensemble des tableaux paysagers exécutés pour des appartements féminins à Versailles. Sur les quatre dessus de porte pour Madame Adélaïde, trois sont aujourd’hui conservés au Musée départemental de Beauvais. Selon Hal Opperman et Pierre Rosenberg, ces œuvres se distinguent nettement dans la carrière d’Oudry par la manière dont l’artiste traite le paysage. Il ne s’agit plus de représentations réalistes suggérant les environs de Paris, mais de paysages dont l’inspiration semblerait néerlandaise [31]. Les arrière-plans des compositions se distinguent en effet par leur luminosité et par leur grande clarté. Il est en outre avéré qu’Oudry se tourne vers des modèles artistiques flamands, notamment grâce aux peintures et aux dessins disponibles à la Manufacture des Gobelins [32]. Toutefois, il convient de ne pas surestimer cette filiation. Dans la pratique artistique d’Oudry, l’observation de la nature prévaut souvent sur celle des modèles picturaux. Plusieurs éléments confirment cette tendance : dans les listes d’œuvres qu’Oudry envoie à ses mécènes, il ne manque jamais de mentionner lorsque les animaux sont peints d’après nature, comme si cette précision était un gage du talent de l’artiste. De la même manière, cette indication apparaît de façon récurrente dans le descriptif des œuvres exposées au Salon. Dans le discours qu’il prononce à l’Académie en 1749, il conseille aux élèves l’observation de la nature : « Accoutumez-vous donc de bonne heure à vous familiariser avec l’étude d’après nature. Elle vous offrira des secours et vous donnera des connaissances que vous ne trouverez jamais qu’en elle [33]. » En outre, l’inventaire de ses œuvres et la vente après décès mettent en lumière l’absence de travaux de ses contemporains, alors qu’il conserve une trace dessinée très précise de ses compositions personnelles [34].
Enfin, les dernières années de la carrière de l’artiste sont marquées par les activités tournées vers la transmission de son savoir-faire. En 1743, Oudry est nommé professeur titulaire à l’Académie royale de peinture et de sculpture. À deux reprises, le 7 juin 1749 et le 2 décembre 1752, il prononce des discours sur la pratique de la peinture. Dans la première, consacrée au coloris, il affirme d’abord sa dette envers son maître, Nicolas de Largillière, et relate un exercice fondé sur la peinture d’un bouquet de fleurs blanches, destiné à faire prendre conscience au jeune artiste des différentes nuances de blanc. Afin de déterminer la teinte exacte à peindre, Oudry recommande alors de juxtaposer différents objets blancs : « Vous connaîtrez par la comparaison que les teintes ne sont jamais celles des autres [35]. » Présentées au Salon de 1753, deux natures mortes sont considérées comme les illustrations des conseils qu’il octroie alors aux jeunes artistes de l’Académie [36]. Le Canard blanc (1753, huile sur toile, 95,3 x 63,5 cm, coll. Cholmondeley, volé en 1992) associe devant un mur de pierre blanche un chandelier d’argent, une bougie de cire, une serviette blanche couvrant la table, un pot de porcelaine, ainsi qu’une feuille de papier. Par comparaison, le parallèle avec son pendant, une Nature morte avec lièvre et faisan (1753, huile sur toile, Paris, Musée du Louvre), met en lumière la large palette de déclinaisons de blanc, de beige et de brun.
La seconde conférence, Sur la pratique de peindre, comporte de nombreux conseils techniques et matériels, comme le choix de la toile, la préparation des couleurs, la retouche. Par exemple, l’artiste y recommande l’ébauche à la craie plutôt qu’au pinceau, insiste sur les différences de procédés pour peindre les animaux à poils et ceux à plumes. À la fin du XVIIIe siècle, Watelet, dans l’article « Conférences » du volume Beaux-Arts de l’Encyclopédie méthodique, cite les conférences d’Oudry comme une modèle du genre et souligne la clarté de son propos [37].
Outre ses célèbres discours prononcés à l’Académie, Oudry réalise dans les années 1740 un grand nombre de dessins – une cinquantaine d’après Rosie Razzal [38] – dans les jardins d’Arcueil. Dans son éloge à Oudry, l’abbé Gougenot relate comment le peintre, tel un vieux sage, octroie des leçons de dessins au cœur du jardin d’Arcueil et prodigue ses conseils à de jeunes artistes :
« Partout on ne rencontrait que dessinateurs ; chacun s’empressait de consulter M. Oudry et, dans ces récréations pittoresques, il primait comme un professeur au milieu de son école [39]. »
D’illustres artistes de l’époque, comme Boucher ou Natoire, ont en effet l’habitude de se rendre à Arcueil pour y dessiner les jardins. Outre une « récréation pittoresque », cela leur permet de s’exercer au paysage d’après nature et de multiplier les points de vue. Comme le rappelle Rosie Razzal, on ne dispose pas de sources précises attestant l’activité d’Oudry comme professeur de dessin dans les jardins d’Arcueil [40], on ne peut alors qu’imaginer que de jeunes talents s’y rendent également et profitent de la présence du maître pour lui soutirer quelques conseils.
Oudry décède le 30 avril 1755, alors qu’il jouit d’une notoriété internationale, ainsi que d’une reconnaissance unanime de ses talents. Grimm, lorsqu’il commente le Salon de 1755, déplore que les œuvres présentées ne soient pas d’aussi bonne facture que lors des précédents Salons, une infériorité qu’il impute notamment à l’absence des œuvres du regretté Oudry [41].
Un artiste à redécouvrir ?
Il demeure ainsi difficile d’expliquer l’intérêt mitigé dont Oudry a fait l’objet depuis la fin du XVIIIe siècle. Certes, Watelet convoque Oudry pour la grande qualité de ses Conférences, loue son propos et ses qualités pédagogiques. Mais Cochin, dans son Discours sur l’illusion dans la peinture, prononcé en 1772, affirme sans détour que :
« le tableau de Chardin était autant au-dessus de celui de M. Oudry que ce dernier était lui-même au-dessus du médiocre. Quelle en était la différence, sinon ce faire que l’on peut appeler magique, spirituel, plein de feu, et cet art inimitable qui caractérise si bien les ouvrages de Chardin [42] ? »
La comparaison entre les deux peintres est récurrente et ancienne : tous deux se sont illustrés dans la nature morte. Au début des années 1720, Chardin et Oudry exposent dans les mêmes Salons de la Jeunesse, et sont souvent confrontés par les commentateurs de la Place Dauphine [43]. Thomas Crow remarque qu’en 1725, plus de la moitié du compte rendu du Mercure de France est consacré à Oudry, alors que dès 1732, c’est désormais Chardin qui récolte tous les suffrages [44]. Vers le milieu des années 1750, lorsque les critiques du Salon du Louvre opposent la technique des deux artistes, c’est pour mettre en avant la vie qui anime les œuvres de Chardin et la supériorité de ce dernier [45]. Selon Anne Perrin Khelissa, cette différence d’appréciation témoigne d’un changement de goût d’une élite culturelle et artistique, incarnée notamment par Diderot et Cochin, qui préfèrent une peinture moins brillante et moins léchée à celle d’Oudry [46].
L’habitude de confronter l’œuvre d’Oudry à celle de ses contemporains pour en souligner les faiblesses perdure longtemps. Dans les années 1970, Georges de Lastic, qui consacre pourtant plusieurs articles à Oudry, se montre sévère avec lui et estime que ses portraits de chiens du roi sont de moindre qualité que ceux réalisés par Desportes :
« Tous ces chiens rappellent ceux peints par Desportes à Marly mais sans jamais les égaler. Les paysages, avec leur côté artificiel, fait “de chic”, les attitudes raides des chiens, montrent, malgré une lumière savamment distribuée, qu’Oudry est alors loin d’égaler son devancier rival [47]. »
Plus loin encore, Lastic ajoute « [qu’il] ne semblait guère atteindre la fraîcheur et la spontanéité des œuvres de Desportes son rival [48] ». Ce n’est que dans des études plus récentes qu’il est enfin mentionné comme l’égal d’artistes extrêmement populaires. Katie Scott, par exemple, évoque Boucher et Oudry parmi les meilleurs peintres de la période pour la réalisation de décors intérieurs [49].
Nous espérons ainsi que l’historiographie future rende justice à l’artiste, que notre projet de recherche apporte un éclairage supplémentaire sur la pratique picturale de J.-B. Oudry, et qu’il permette de combler quelques-unes des lacunes qui demeurent dans l’étude de la vie et de l’œuvre de cet artiste pour le moins passionnant.
[1] Hal N. Opperman et Pierre Rosenberg (dir.), J.-B. Oudry, 1686-1755 : Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 1er octobre 1982-3 janvier 1983, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1982, p. 29.
[2] Jean Locquin, Catalogue raisonné de l’œuvre de Jean-Baptiste Oudry, peintre du roi (1686-1755), Paris, Jean Schemit, 1912.
[3] Hal N. Opperman, Jean-Baptiste Oudry, 2 vols., New York et Londres, Garland Publishing, 1977.
[4] Vincent Droguet, Xavier Salmon, Danièle Véron-Denise, Animaux d’Oudry. Collection des ducs de Mecklembourg-Schwerin : Fontainebleau, Musée national du château, 5 novembre 2003-9 février 2004 ; Versailles, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, 5 novembre 2003-8 février 2004, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux ; Mary Morton (éd.), Oudry’s painted Menagerie. Portraits of Exotic Animals in Eighteenth-Century Europe : Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 1er mai-2 septembre 2007, Getty Publications, 2007.
[5] Anne Perrin Khelissa, « Observer la connaissance de la peinture. Jean-Baptiste Oudry, son enseignement académique et le Salon », dans Isabelle Pichet (dir.), Le Salon de l’Académie royale de peinture et de sculpture : archéologie d’une institution, Actes du colloque de Québec, Hermann, 2014, p. 195-217.
[6] Jean-Baptiste Oudry, « Discours sur la manière d’étudier la couleur [7 juin 1749] », dans Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel (éd.), Les Conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, éd. critique intégrale et annotée, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2015, t. 5, vol. 1, p. 319-340 et« Discours sur la pratique de peindre, lu à l’Académie par M. Oudry le [2 décembre 1752] », dans Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel (éd.), Les Conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, éd. critique intégrale et annotée, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2015, t. 6, vol. 1, p. 49-80.
[7] Voir notamment Alan Phenix, Tiara Doherty, Anna Schronemann, Adriana Rizzo, « Oudry’s painted menagerie : a technical study with reference to the artist’s lectures on painting technique », dans Sources and Serendipity. Testimonies of artists’ practice : proceedings of the third symposium of the Art technological source research working group, Londres, Archetype Publications, 2009, p. 95-103.
[8] Élodie Pradier, Jean-Baptiste Oudry et la tapisserie, sous la dir. de Pascal François Bertrand, Th. doct. : Hist. Art, Bordeaux, Université Bordeaux 3, 2015.
[9] D’après Jean Locquin, Oudry est inscrit à l’Académie de Saint-Luc dès janvier 1706. (Jean Locquin, 1912, op. cit., p. x)
[10] Georges de Lastic, « Desportes et Oudry, peintres de chasses royales », The Connoisseur, décembre 1977, p. 292.
[11] Colin B. Bailey, « “A long working life, considerable research and much thought”. An introduction of the Art and Career of Jean-Baptiste Oudry », dans Mary Morton (éd.), 2007, op. cit., p. 3.
[12] Voir la notice de l’œuvre de Guillaume Kazerouni, dans Christine Gouzi et Christophe Leribault (dir.), Le Baroque des Lumières. Chefs-d’œuvre des églises parisiennes au XVIIIe siècle : Paris, Musée du Petit Palais, 21 mars-16 juillet 2017, Éditions Paris Musées, 2017, p. 50-51.
[13] Thomas Crow, La peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Macula, 2000 (éd. originale 1985), p. 97 et 99.
[14] Ibid., p. 113.
[15] Lettre à Monsieur de Poisseron-Chamarande, Lieutenant-General Au Bailliage & Siege Présidial de Chaumont en Bassigny, Au sujet des Tableaux exposés au Salon du Louvre, Paris le 5 Septembre 1741, [s. n.], Collection Deloynes, 1, pièce 14, p. 10-11.
[16] Sur cet ensemble, voir Marie-Christine Sahut, « Un exceptionnel décor de Jean-Baptiste Oudry entre au Louvre », La Revue du Louvre et des musées de France, février 2003, p. 13-19.
[17] Vincent Droguet, Xavier Salmon, Danièle Véron-Denise, 2004, op. cit.
[18] Vincent Droguet, « Oudry et la cour de Schwerin », Ibid., p. 85.
[19] Hal N. Opperman, 1977, op. cit., t.1, p. 83-84.
[20] Alexander von Solodkoff, « Les ducs de Mecklembourg-Schwerin et leurs acquisitions à Paris », dans Pierre Rosenberg (dir.), Poussin, Watteau, Chardin, David… Peintures françaises dans les collections allemandes, XVIIe-XVIIIe siècles : Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 18 avril-31 juillet 2005, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux ; Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Stiftung Haus der Kunst, 2005, p. 83.
[21] Cité par Alexander von Solodkoff, Ibid., p. 85.
[22] Xavier Salmon, « “Ses travaux l’annoncèrent partout, surtout chez les étrangers…” », dans Vincent Droguet, Xavier Salmon, Danièle Véron-Denise, 2004, op. cit., p. 81.
[23] Ibid., p. 83.
[24] Le catalogue de la vente Jean de Jullienne mentionne cinq tableaux d’Oudry, regroupés sous trois numéros (259 à 261) voir Pierre Remy et Claude-François Julliot, Catalogue raisonné des tableaux, dessins et estampes, et autres effets curieux, après le décès de M. de Jullienne […] : [vente du 30 mars 1767], Paris, Vente, 1767, p. 102-103 ; celui de la vente La Live de Jully énumère quatre tableaux (n° 70 à 72) voir Catalogue historique du cabinet de peinture et sculpture françoise de M. de Lalive, Introducteur des ambassadeurs, honoraire de l’Académie Royale de Peinture, Paris, Impr. de P.-A. Le Prieur, 1770 ; celui de la vente de Conti compte six natures mortes (n° 680 à 685) voir Pierre Remy et Jean-François Musier, Catalogue d’une riche collection de tableaux des maîtres les plus célèbres des trois écoles, dessins aussi des plus grands maîtres, […] qui composent le cabinet de feu son altesse sérénissime Monseigneur le Prince de Conty, Paris, Impr. de Didot, 1777.
[25] Les deux natures mortes réalisées en 1742 pour l’hôtel de Samuel-Jacques Bernard, rue du Bac à Paris, sont conservées au Musée des arts décoratifs de Strasbourg (Palais Rohan).
[26] Voir Fernand Engerand, Inventaire des tableaux commandés et achetés par la Direction des Bâtiments du Roi (1709-1792), Paris, Ernest Leroux, 1900, p. 355.
[27] Colin B. Bailey, 2007, art. cit., p. 9.
[28] Voir Xavier Salmon, « Le peintre, le chirurgien, le duc et les animaux », dans Vincent Droguet, Xavier Salmon, Danièle Véron-Denise, 2004, op. cit., p. 135-138.
[29] Les portraits de chiens, réalisés entre 1725 et 1732, se trouvent aujourd’hui au musée national du château de Fontainebleau.
[30] Lettre de juillet 1734, citée par Hal N. Opperman et Pierre Rosenberg (dir.), 1982, op. cit., p. 135.
[31] Ibid., p. 248.
[32] Colin B. Bailey, 2007, art. cit., p. 20.
[33] Jean-Baptiste Oudry, « Discours sur la manière d’étudier la couleur [7 juin 1749] », dans Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel, (éd.), Les Conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, éd. critique intégrale et annotée, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2015, t. 5, vol. 1, p. 328.
[34] Colin B. Bailey, 2007, art. cit., p. 23-24.
[35] Jean-Baptiste Oudry, 2015, op. cit., t. 5, vol. 1, p. 327.
[36] Voir le commentaire de Friedrich Melchior Grimm, Correspondance littéraire, t. 1, 1753-1754, éd. critique d’Ulla Kölving, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2006, 15 septembre 1753, p. 66.
[37] Claude-Henri Watelet, art. « Conférences », dans Claude-Henri Watelet et Pierre-Charles Levesque, Encyclopédie méthodique. Beaux-arts, Paris, Chez Panckoucke ; Liège, Chez Plomteux, 1788-1791, t. 1, p. 113.
[38] Rosie Razzall, « Les artistes dans les jardins d’Arcueil », dans Xavier Salmon (dir.), À l’ombre des frondaisons d’Arcueil. Dessiner un jardin du XVIIIe siècle : Paris, Musée du Louvre, 23 mars-20 juin 2016, Paris, Lienart, 2016, p. 58.
[39] Louis Gougenot, « Vie de Jean-Baptiste Oudry, 10 janvier 1761 », dans Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel (éd.), 2015, op. cit., t. 6, vol. 2, p. 645.
[40] Rosie Razzall, art. cit., p. 58.
[41] Friedrich Melchior Grimm, Correspondance littéraire, t. 2, 1755, éd. critique de Robert Granderoute, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2006, p. 198.
[42] Charles Nicolas Cochin, « De l’illusion dans la peinture [7 mars 1772] », dans Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel (éd.), 2015, op. cit., t. 6, vol. 3, p. 1005.
[43] Thomas Crow, 2000, op. cit., p. 99-100.
[44] Ibid., p. 99 et 113.
[45] Voir Antoine-Joseph Garrigues de Froment, Sentimens d’un amateur Sur l’Exposition des Tableaux du Louvre, & la Critique qui en a été faite, Paris, [s. n.], 1753-1754, p. 37.
[46] Anne Perrin Khelissa, 2014, art. cit., p. 214-215.
[47] Georges de Lastic, 1977, art. cit., p. 294.
[48] Ibid., p. 297.
[49] Katie Scott, The Rococo Interior, Decoration and Social Spaces in Early Eighteenth-Century Paris, New Haven et Londres, Yale University Press, 1995, p. 27.
Pour citer cette notice : Dorothée Lanno, Biographie de Jean-Baptiste Oudry (1686-1755), PictOu@paris1.fr [mis en ligne le 20 janvier 2019]
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